TEIKI
L'AMI DES REQUINS
Une nouvelle des Tuamotu par Alex du Prel

Alex du Prel
Alex du Prel
Ami, laisse-moi te conter une histoire des îles Tuamotu, ce magnifique collier d'atolls aux lagons d'émeraude.

Cela se passe à Tangatoa, renommée pour ses perles et la gentillesse de ses habitants. C'est là que Mark a construit son hôtel entouré de fleurs exubérantes et de cocotiers. C'est là que Teiki pousse la brouette et rit lorsqu'il voit Mark.

Pourtant cette histoire n'est pas celle de Mark. Je te raconterai les étonnantes aventures de Mark une autre fois. Maître absolu de son petit hôtel perdu au bout du monde, sa seule activité apparente consiste en une navette nonchalante entre son hamac et le bar. De temps à autre, à la grande joie des initiés, quelques touristes intrépides fraîchement débarqués osent troubler cette routine paresseuse en tentant de secouer l'inertie du patron ! Ceux-là ne sont pas encore revenus de leur surprise ! Car c'est au mépris absolu des lois classiques de l'hôtellerie que Mark doit le succès de son entreprise. Une totale indifférence envers les désirs d'une clientèle fortunée, assez téméraire pour faire un détour de huit cents kilomètres afin de se laisser snober par le patron d'un abord revêche du seul hôtel de l'île.

Mais si, après une période d'observation, Mark vous juge digne de son intérêt, il vous fera découvrir à sa façon la splendeur de l'île. Les plages de sable chaud immenses et désertes sans papiers gras ni mazout. Les récifs multicolores et la faune fantastique du lagon. Les vahinés les plus belles. Bref, tout un monde que vous n'auriez jamais osé imaginer.

J'en suis à ma troisième visite ici.

Le soleil de midi nous a chassés à l'ombre du bar. J'échange les derniers potins de Papeete avec Mark. Arrive près de nous un magnifique Polynésien torse nu et musclé, très digne dans son paréo, respirant la force et la santé. Je reconnais Teiki le roi de la plongée sous-marine. Il pousse tranquillement une brouette remplie de feuilles mortes et d'un rateau. Il la pose et nous nous saluons. Puis il poursuit son chemin en riant aux éclats, tout seul.

"Ce qu'il m'énerve ce fada, éclate Mark.

- Pourquoi rigole-t-il comme ça ?

- C'est une longue histoire. Peut-être que toi tu la comprendras. Déjeûne donc avec moi. S'il n'y a pas trop d'emmerdeurs, je te raconterai."

Une heure plus tard nous passons à table. Pas d'emmerdeurs ce jour-là. Un contingent normal de touristes sages et bronzés. Titine nous apporte un plat de carangues, assurément l'un des meilleurs poissons du lagon. Mark se sert d'abord et commence l'histoire de Teiki, le Poumotu.

Teiki
Teiki le Poumotu
"Teiki est né ici, à Tangatoa, il y a plus de quarante ans. Sa mère, une petite merveille de 15 ans avait succombé au charme d'un grand et beau Marquisien tout tatoué. Matelot sur la goélette de Won-Cha le Chinois, celui qui venait acheter les nacres et faisait les premières projections de cinéma dans les atolls. A l'époque, on débarquait un générateur et le projecteur puis on tendait un drap entre deux cocotiers. Le prix d'entrée était d'une nacre. Pour regarder le film tout le monde s'asseyait à même le sol sur les peues, ces nattes de pandanus tissées.

Généralement, c'était un vieux western, ou une histoire d'amour à l'eau de rose. J'ai de magnifiques souvenirs de cette époque: tout le monde hurlait de rire pendant les scènes d'amour ou sanglotait lors des passages tragiques. Les films étaient indifféremment en français ou en anglais; il se pouvait que la dernière bobine passât au début du film, tout cela ne faisait rien. La plupart des spectateurs ne parlaient que le dialecte poumotu. C'était la fête, la seule distraction. L'unique fenêtre sur le reste du monde. Le Chinois achetait les nacres pour une misère, vendait son riz et ses conserves au prix fort. Les habitants des îles le savaient, mais la joie de voir un film effaçait tout. Avec les mariages et les enterrements, c'était le grand événement de l'île. Tous étaient là, même les vieux et les malades que l'on amenait dans un hamac."

"Mais revenons-en à Teiki. Il est le seul souvenir tangible que le Marquisien ait laissé à sa mère. Ce marin avait fasciné la jeune fille avec l'histoire de ses voyages à Papeete, à l'île Christmas, aux Iles Cook, même à Bora Bora à l'époque de la garnison américaine, où il avait vu des avions. En échange, elle lui donna un beau bébé, notre Teiki. Jamais son compagnon ne la frappa comme le faisaient les autres tanés. Lors de son passage il lui apportait toujours de superbes paréos. Elle fut vraiment très heureuse avec lui.

Mais un jour il ne revint pas. On n'entendit plus jamais parler de lui. Peut-être était-il mort dans un naufrage. Ou parti pour Nouméa travailler dans le nickel. Ou simplement installé à Tahiti avec une nouvelle famille. Elle attendit un an, confia le bébé à sa mère et partit vivre deux ans à Papeete. Toutes les filles d'ici font ça avant de prendre un mari définitif. Elles se laissent déniaiser par la "capitale" et s'y défoulent sans complexes ni remords. Elles acquièrent ainsi l'expérience nécessaire pour satisfaire et garder un mari. Et un enfant de l'amour n'est jamais une honte mais la preuve qu'elles peuvent avoir des gosses."

"Ainsi, lorsqu'elle revint à Tangatoa, la mère de Teiki reprit l'enfant et, peu de temps après, se mit en ménage avec Teremu le postier. C'était un beau parti, car il touchait un salaire, modeste mais fixe et sa famille possédait des droits de pêche sur la partie la plus poissonneuse de la passe. Or, comme le courrier n'arrivait qu'une fois par mois avec la goélette, notre postier était surtout pêcheur. Son grand-père avait aménagé dans la passe un de ces ingénieux parcs qui attrapent le poisson tout seuls.

"Tu te demandes pourquoi je te raconte tout cela, toi qui connais les îles aussi bien que moi. Mais pour bien comprendre Teiki, il faut un peu de patience, et nous avons tout notre temps, non?

"Ainsi Teremu adopte-t-il Teiki comme son propre fils, suivant la coutume. Il apprend au jeune garçon tous les secrets de la mer et de la pêche. Il lui apprend comment vivre avec les requins. Comment les respecter. Comment les nourrir et les comprendre. Car la passe est infestée de ces monstres, il y a même par là quelques requins-marteau. Les tuer ne servirait à rien, bien au contraire. Chaque squale a son territoire qu'il protège. Il faut du temps et de la patience pour l'habituer à la présence de l'homme. Si tu les élimines, ils seront vite remplacés par d'autres venus du large. Plus cruels et vraiment sauvages.

Requin gris
Requin gris des Tuamotu

"Ainsi s'est établi une sorte de symbiose entre les pêcheurs et les requins. Depuis des générations, le pêcheur rend hommage au gardien de la passe, lui donne une partie de sa pêche pour rester dans la faveur du requin. Celui-ci surveille son territoire et protège ainsi le lagon des prédateurs du grand large. En fin de compte, ces animaux sont presque apprivoisés. Mais il faut les honorer, car ils sont fiers. Comme les Paumotus.

"Tu le sais, c'est un monde fragile ici, tout est interdépendant. Le pêcheur ne prend que le poisson dont il a besoin, il remet à l'eau la langouste qui porte des œ ufs, il ne coupe pas le jeune cocotier pour en manger le cœ ur. Un atoll est comme une petite planète. Un vrai miracle de la nature, mais vulnérable. Chaque excès engendre immanquablement un désastre.

Regarde les nacres: si tu en pêches trop, il n'y en aura plus. Si tu en élèves trop, le lagon devient malade. C'est arrivé récemment à Takapoto où trop de fermes perlières se sont installées. Tu as vu toi-même le massacre des îles de la Société. Les bénitiers arrachés à la barre à mine, les coraux étouffés par la boue des lotissements, par les algues qui prolifèrent suite à la pollution. Mais ne parlons pas de cette tristesse, tu es en vacances. Revenons à Teiki qui bénéficie du meilleur apprentissage possible. Il apprend à faire partie du lagon, à vivre avec les requins, à partager avec eux le fruit de sa pêche.

"Lorsque nous avons ouvert l'hôtel et la ferme perlière, le maire nous recommanda Teiki, un peu parce qu'il était son neveu, mais surtout à cause de ses qualités de plongeur et de sa connaissance du lagon. Teiki nous installa d'emblée les supports de nacre de la ferme.

"Un Tahitien du service de la pêche lui apprit à plonger en scaphandre autonome, lui expliqua comment décompresser lors de la remontée. Comme tous les Poumotus Teiki connaît bien les dangers de la plongée. Le danger de l'ivresse des profondeurs. On l'appelle le "Taravana" ici, cela veut dire "débile". Chaque village a au moins un cas de taravana, des hommes partiellement paralysés. Ou bien sujets à des crises de folie.

"Cela arrivait fréquemment autrefois, surtout lors des dernières grandes pêches des années cinquante. La nacre était devenue rare et il fallait plonger de plus en plus profond. Tu vas rire, mais c'est le petit bouton en plastique, inventé à cette époque, qui sauva nos lagons du pillage total. Il fit chuter les cours de la nacre, ce qui en désintéressa les Chinois de Papeete.

"Maintenant il y a la perle, bien sûr. Nous sommes tous devenus éleveurs de nacre, ce qui a plus que reconstitué les stocks.

"Mais je t'ennuie, je bavarde comme si tu ne savais pas tout ça! Je voulais juste te rappeler que chaque gamin des îles en connaît presque autant que le Commandant Cousteau sur la plongée sous-marine. Aussi à l'ouverture de l'hôtel, il y a maintenant six ans, Teiki prit tout naturellement en charge les clients qui désiraient explorer les fonds admirables du lagon.

"Je dois t'avouer qu'en fin de compte, c'est à lui que nous devons le succès du tourisme à Tangatoa. A sa personnalité aimable et joyeuse. A sa patience. A son innocence, cette absence d'agressivité unique des Polynésiens. Il fallait le voir enseigner à des citadins comment plonger avec les bouteilles. Surtout à l'époque où tout le monde courait voir le film Les dents de la mer. Essaie un peu de faire descendre des Américains dans la passe parmi les requins après ce film. Eh bien, Teiki lui, a réussi. A force de patience et de persuasion. C'était émouvant de voir la fierté des clients après leur aventure. Bientôt, nous étions célèbres dans tout le Pacifique sud. Teiki montrait à ses fidèles comment il nourrissait les requins de la passe, la manière de trouver les coquillages, comment pêcher le "varo", la cigale de mer. Je n'ai jamais vu un client insatisfait. Tous rentraient enthousiastes.

"Ainsi, depuis quatre ans Teiki emmenait chaque jour des dizaines de plongeurs à la découverte des fonds marins. Quatre ans sans incident, sans le moindre problème. Mais, il y a quelques mois ce fut le drame.

- Un accident ? demandai-je.

- Pire que cela. Attends, je vais chercher à boire avant de te raconter la suite."

Teiki
Sur le lagon
Mark se leva, rajusta son paréo et se dirigea vers le bar. Le repas était terminé depuis longtemps. Nous restions les derniers à table. L'alizé rafraîchissait le restaurant, un grand toit fait de milliers de feuilles de cocotier tressées et supporté par huit poteaux sculptés. Devant moi, la plage blanche déserte et le lagon limpide irisé de mille nuances de bleu et de vert.

Mark revint avec nos boissons et poursuivit son récit:

"Un jour, arrivent deux clients de Papeete. Un "demi" (métis) et un popaa (blanc). Ils s'installent et réservent pour la plongée du lendemain. Pendant le dîner, j'essaie de lier conversation avec eux. Comme nous tous ici, je suis très friand des potins de Tahiti, des petits secrets qu'on ne lit pas dans le journal. Mais ceux-là n'étaient pas bavards. Cela me surprit. Surtout de la part du "demi". Car tout le monde dans les îles aime à se présenter, à parader et à faire la causette.

"Le lendemain matin, ils partent en plongée avec Teiki. Ils ont l'air expérimentés.

"Ils reviennent juste avant le déjeûner, détendus, heureux.

"A la fin du repas, je m'assois sans façon à leur table et leur demande leurs impressions de plongée.

- Très bien, me dit le "demi", mais il y a un problème.

- Ah ! lequel ?

- Votre moniteur n'a pas de diplôme.

- Mais c'est Teiki, tout le monde le connaît.

- Cela ne le dispense pas d'être moniteur diplômé d'État.

- Mais vous rigolez les gars. On est aux Tuamotus. Teiki est certainement l'un des meilleurs plongeurs de Polynésie, même s'il ne sait pas lire.

"J'étais tellement abasourdi par ce que je venais d'entendre que je sentis la moutarde me monter au nez. Le popaa prit la parole à son tour:

- Monsieur, même aux Tuamotus la loi doit être respectée. La loi dit que tout plongeur qui initie un autre à la plongée doit être diplômé par l'État. Le vôtre ne l'est pas. Alors il faut le remplacer. De toute manière, votre assureur ne vous couvrira plus dès que nous aurons remis notre rapport à l'administration.

- C'est dingue, mais Teiki ira se faire diplômer à Papeete, répondis-je.

- Ce n'est pas à Papeete qu'il faudra l'envoyer, mais en France. Il n'y a pas d'école de plongée en Polynésie. De toutes manières, l'examen comporte une épreuve écrite sur les tables de décompression. Je ne vois pas votre Teiki passer le brevet.

- Y a-t-il au moins des diplômés polynésiens ?

- Très peu, puisqu'il n'y a pas d'École par ici.

- Depuis quand existe cette loi débile ?

- Depuis plus d'un an. Votée par l'Assemblée territoriale. Nous voulons que ce territoire devienne un pays moderne. Il faut des lois adaptées à son évolution. Croyez-moi, le temps des amateurs, c'est fini.

"Là, je me rends compte que toute discussion est inutile. Je dois aller moi-même à Tahiti pour régler cette affaire. Je suis aterré. Dégoûté. Voilà que la bêtise administrative qui m'avait fait fuir l'Europe il y a plus de vingt ans réussit à me rattraper dans mon île. C'est torpiller le dernier endroit au monde où un être se voit toujours accepté pour ce qu'il est, par pour le parchemin encadré sur son mur, ni pour les habits qu'il porte.

Si quelqu'un mérite un doctorat en océanographie, c'est bien Teiki, pour sa connaissance des requins. A sa manière, bien sûr. S'il ne sait ni lire ni écrire, il sait déchiffrer le mystère du vent et des nuages, ausculter les courants, prévoir le temps, le passage des bancs de poissons, reconnaître n'importe quelle plante ou animal des grands fonds. Mais il ne sait pas ce qu'est une guerre, un Juif. Ou un Arabe. Ou un préjugé. Bref, un ignorant pour les "civilisés". Pas de diplôme=pas de valeur. Et les gars qui votent ces lois stupides n'ont pour la plupart guère plus de diplôme que lui. Mais ils suivent leurs mauvais conseillers de peur de paraître attardés.

"Il y a seulement vingt ans, la Polynésie n'avait pas de lycée. Quand se rendront-ils compte que ces lois aberrantes marginalisent une population saine et active. Bientôt il faudra un brevet de pêcheur, un diplôme de ramasseur de noix de coco, un permis de chasseur de crabes! Il n'y a pas d'université ici. Les épidémies et la colonisation n'ont pas encore tout à fait réussi à tuer l'âme des Polynésiens. Mais cette bureaucratisation est un mal beaucoup plus dangereux. Un vrai suicide. Pour en venir à quoi? Créer quelques postes de fonctionnaires supplémentaires. Caser quelques petits copains à peau d'âne. Bref faire comme ailleurs. Bon, j'arrête, je m'emballe. Mais à chaque fois que je pense à ces mecs, ma tension monte.

Presidence
Papeete : La Présidence
"Deux jours plus tard me voici parti pour Papeete espérant arranger tout cela. Certains de mes clients sont conseillers du territoire, d'autres font partie des notables. Tous ont plongé avec Teiki et je sais qu'ils m'aideront à obtenir une dérogation.

"Eh bien, j'ai échoué. Je suis tombé juste avant les élections. Tout le monde était occupé ou faisait semblant de s'affairer. Mon problème gênait. Surtout ne pas faire de vagues, qu'on me disait. Que Tangatoa c'est bien loin. Un zigoto me dit même que "si l'on donnait toujours des dérogations après avoir fait des lois, on aurait l'air d'une république banane". J'obtins tout de même un délai de trois mois pour trouver un remplaçant.

"C'est la mort dans l'âme que je regagnai mon île. Malheureux de voir ces terres du bout du monde se laisser petit à petit standardiser. Devenir une mauvaise copie du reste du monde. Tout un peuple fier et unique qui va troquer sa joie de vivre contre des magnétoscopes, des automobiles. A Tahiti c'est déjà fait ! Ils ont échangé leur liberté pour des petits boulots qui leur permettent d'acquérir ces gadgets inutiles. Et lorsqu'ils rentrent chez eux fatigués, c'est pour regarder dans leur télé-couleur des gens qui veulent leur apprendre pourquoi ils sont heureux. Qu'ils gagnent trois fois plus que les autres sur les îles d'à côté. Mais ils ne savent plus où sont les îles à côté. Ni que ce sont des cousins à eux. Mais ça c'est une autre histoire. Revenons à Teiki. Bien sûr d'abord je ne lui dis rien, j'avais trop honte.

"Je fais passer des annonces à Tahiti. Mais mes gratte-papiers ont fait la tournée des autres hôtels avant le mien. Il n'y a plus de moniteurs de plongée diplômés de libres en Polynésie. Je dois donc passer des annonces en France. Le temps de recevoir des réponses, de trier, de choisir, les trois mois sont écoulés depuis longtemps. Le "demi" revient. Teiki, bien sûr, fait toujours son travail, avec de plus en plus de succès. Le bureaucrate est seul et semble beaucoup plus sociable que la première fois. Mais il doit faire un constat: Ce qui entraîne une nouvelle convocation à Papeete, au Tribunal.

"Là on me dit que la loi c'est la même pour tout le monde. J'essaie d'expliquer mon point de vue, de défendre la vie, la compétence de Teiki. Je vois éclore autour de moi de petits sourires narquois. Certes, ils sont encore polis, ne me traitent pas de fou. Mais je sens bien leur complicité moqueuse à mon égard.

"A mon tour d'ironiser. Je m'enquiers sur le savoir-faire et les garanties qu'offrent les plongeurs diplômés métropolitains dans les eaux infestées de requins d'un lagon aux courants parfois violents. On me rétorque que ce sont des professionnels. "De vrais pros", qu'ils ont dit.

"Ainsi je suis dans mon tort, donc amende de vingt mille francs pacifique s'il vous plaît. Vingt mille francs seulement parce qu'on est gentil et compréhensif avec moi, mais que l'on ne m'y reprenne plus à faire travailler des gens "au noir"!

"Dégoûté, je leur allonge le fric et vais me saouler au Kikiriri, le bar poumotu de Papeete. Je suis obligé d'attendre une semaine une place sur l'avion du retour. Car celui de mercredi est plein. Plein de touristes qui veulent aller plonger avec Teiki. Lui qui n'a plus le droit de leur faire découvrir son univers merveilleux. Sans diplôme, interdiction d'enseigner son savoir-faire à autrui ! Quelle drôle de planète que le monde moderne! Je broie du noir toute la semaine.

Teiki
Plage des Tuamotu
"De retour dans mon île perdue, je trouve le courage de tout raconter à Teiki. Il m'écoute en silence, impassible, et lorsque j'ai terminé, il me dit:

- Ne te fais pas de souci, patron, je te rembourserai les vingt mille francs.

- Mais tu es fou, je lui réponds. Il ne s'agit pas de ça!

- Mais si, c'est de ma faute, patron. C'est moi qui n'ai pas de brevet.

"Alors nouvelles palabres pour lui expliquer que ce n'est pas lui qui est en cause, que ce sont les gens de Tahiti qui ont la tête enflée. Mais aussi qu'il ne pourra plus aller plonger seul avec les clients. Qu'un Monsieur va venir de France pour l'accompagner. Que c'est seulement pour satisfaire la loi. Qu'il n'y aura pas grand chose de changé. Il écoute attentivement et me dit qu'il veut y réfléchir.

"Teiki médite pendant quatre jours avant de me rendre réponse:

- OK patron. Fais venir le popaa. Je lui montrerai tout. Mais quand il sera au courant j'arrêterai la plongée. J'ai quelques économies et je vais me remettre à la pêche et vendre mon poisson à la goélette. Si tu le veux j'assurerai tes greffes à la ferme perlière, et aussi la récolte. Tu sais bien que j'aime travailler seul.

"Effectivement, je sais que Teiki ne plongera pas sous les ordres d'un autre. Teiki est resté avec moi tout ce temps parce que nous avons confiance et estime l'un pour l'autre. Je le laisse totalement indépendant. Si je parle plongée avec lui, ce n'est que pour des questions d'intendance, de matériels ou pour lui transmettre les félicitations de la clientèle.

"Connaissant sa délicatesse, je sais aussi qu'il ne voudra pas que je supporte deux salaires pour ce travail.

"Je lui réponds qu'on reparlerait de tout ça plus tard.

"Le moniteur diplômé allait arriver. Teiki et moi nous l'attendions des colliers de fleurs à la main. J'avais quelque appréhension. Je n'aime pas embaucher quelqu'un qui ne connaît rien à la mentalité d'ici. D'habitude, je choisis des Polynésiens. Je le fais par respect pour les îles, où les habitants sont très sensibles. Mais aussi pour mes clients qui seraient très déçus de retrouver une ambiance de Côte d'Azur après avoir parcouru des milliers de kilomètres pour voir la Polynésie. Le client adore se faire tutoyer par les vahinés, car nos Poumotus n'ont pas une mentalité de domestiques. Bien sûr, de temps en temps survient une bêcheuse qui exige du "service" et ça fait quelques étincelles. Mais généralement j'explique à ces clientes les habitudes locales et tout s'arrange.

"Sais-tu que maintenant, à Tahiti, ils mettent en "stage" la plupart des employés des grands hôtels ? Eh bien, tu ne vas pas me croire. Ils ont la prétention d'apprendre à nos filles à se laver, elles qui sont les plus propres du monde! Je n'exagère pas, on leur dit qu'il faut se laver les pieds tous les jours, qu'il faut mettre des chaussures et des chaussettes. Que les cheveux longs sont interdits en salle. Qu'on ne doit pas rire devant un client. Je te jure que c'est vrai. Il y a des cours pour répondre au téléphone. Interdiction de tutoyer. Il faut susurrer du Monsieur et du Madame. On leur apprend indirectement à perdre naturel et franchise pour acquérir une âme de valets. C'est cela qui va tuer le tourisme ici.

"Mais les cadres, les nouveaux directeurs, les professeurs de stage, eux, ne subissent pas une minute de "remue-méninges" pour leur faire connaître la mentalité des Polynésiens, les merveilleuses qualités de cette civilisation qu'ils ont l'honneur de côtoyer et qu'il faut absolument protéger. Rien. Alors, au lieu de préserver ce caractère exceptionnel que le monde entier nous envie, nous laissons inculquer à notre jeunesse une éthique qui n'est pas la nôtre, et seuls ceux qui sauront bien singer le monde occidental auront droit à un beau diplôme. Le Diplôme du Bon Imitateur.

"Mais nos touristes ne sont pas tous idiots. Ils aiment voir de véritables Polynésiens, pas une population de schizophrènes. Un Tahitien qui imite l'Européen est aussi ridicule qu'un Européen qui veut jouer au Polynésien !

"Pardonne-moi, je m'exalte ! Me voilà reparti en croisade."

Mark leva son verre avant de poursuivre.

"Notre moniteur s'appelle Jacques. C'est un bel homme, sportif, agréable, et aussi bronzé qu'un cachet d'aspirine. Après les présentations, nous roulons tous les trois vers l'hôtel dans la vieille 404. Notre nouveau compagnon commence à parler. De ses plongées. De ses voyages. De son expérience. Il parle et il parle. De la magnifique cocoteraie il ne voit rien, ni du lagon. Il parle. Une vraie cascade. Impossible de placer un mot. A l'hôtel il continue de parler. Il a tout fait. Il sait tout. Lorsque je tente d'exposer quelque chose il finit les phrases pour moi.

"Le lendemain, il fait sa première plongée avec Teiki. Malgré les quelques recommandations que j'ai réussi à caser, Jacques se révèle autoritaire et veut régenter Teiki même devant les clients.

Moniteur
Un moniteur venu de France
"Aussi, dès leur retour, ce dernier m'annonce qu'il arrête son travail. Il m'avoue qu'il n'a même pas pu montrer ni expliquer les requins au nouveau moniteur tellement il semble sûr de lui.

"Tu sais, poursuit Mark, Jacques n'est pas un mauvais bougre, au contraire. Mais il a tellement l'habitude de fonctionner dans une société ultra compétitive qu'il est persuadé qu'ici comme en Europe, dix gars font la queue à la porte pour lui disputer sa place. Il ressent tout conseil de ma part comme une critique de ses connaissances. Ainsi, je dus lui faire promettre de limiter ses plongées au lagon, de ne pas aller dans la passe avant quelques semaines. Comme Tavita notre jardinier nous quittait j'offris le poste à Teiki, qui accepta. Tout le monde est polyvalent ici, tous les métiers ont la même valeur. La hiérarchie sociale des emplois n'existe pas. Pas encore.

"Tout sembla rentrer dans l'ordre.

"Jacques prend bien en main la plongée. C'est un bosseur. Le matériel est impeccablement entretenu, tout brille. Bien sûr, lorsque d'anciens clients reviennent, je dois leur expliquer la reconversion de Teiki. Parfois, certains vont plonger avec lui, en privé, hors des heures de travail. Jaloux de ses prérogatives Jacques rouspète. Mais je le convaincs que si Teiki a des amis, c'est son droit d'aller plonger avec eux.

"C'est sûrement cette jalousie qui est à l'origine du drame. Un ancien client, un gradé de la marine, revient un jour avec sa femme, à qui il raconte depuis des mois ses aventures épiques avec les requins de la passe. C'est pour lui montrer tout cela qu'ils sont là. Jacques lui avoue qu'il ne plonge pas aussi loin, que je l'ai interdit, que c'est trop dangereux, etc... L'officier le traite de poule mouillée. Touché dans son amour-propre, et pour prouver qu'il est aussi audacieux que Teiki, Jacques outrepasse mes ordres et emmène exceptionnellement son petit groupe de trois plongeurs à l'entrée du lagon. Malheureusement il y a parmi eux ce jour-là un novice, un comptable américain qui croit faire une petite plongée tranquille.

"Tout le monde se met à l'eau. Le courant de la passe n'est pas très fort et les nageurs descendent émerveillés dans ce monde fabuleux. Quelques requins-citron se tiennent à distance, ce qui rassure Jacques. Il veut alors faire comme dans le lagon. Il ouvre un bénitier pour attirer les poissons multicolores. Les perroquets, les napoléons, toutes ces extraordinaires créatures de formes étranges et de couleurs vives qui viennent manger dans leurs mains. Mais le grand requin-marteau observe tout cela de loin. Et comme on ne vient rien lui apporter, il décide d'aller chercher sa part.

"Soudain, sans prévenir, ce monstre énorme surgit devant nos quatre plongeurs abasourdis. ll bouscule littéralement Jacques et la jeune femme pour saisir le bénitier. Il ne les a pas attaqués, il a juste prélevé sa dîme avant de repartir aussi vite qu'il est venu.

"Chez nos plongeurs c'est la panique. La taille du requin, sa peau rugueuse, la mâchoire impressionnante les terrifient. La pagaille s'installe. Jacques arrive à se contrôler mais iI voit que le marin et sa femme remontent beaucoup trop vite. Il parvient à les rattraper. Il doit se bagarrer pour les arrêter. Il reçoit des coups de pieds, des coups d'ongles, se fait arracher le masque. Il réussit néanmoins l'impossible: les calmer et les faire redescendre pour décompresser normalement. Le requin a disparu. Mais le comptable aussi. Pas d'Américain sur le bateau. Inquiet, Jacques redescend et trouve le corps derrière une patate de corail. Le détendeur à côté de lui. Il est mort.

"L'enquête prétendra qu'il est décédé par trente mètres de fond, après le passage du requin, suite à un évanouissement ou un arrêt cardiaque. Tu peux imaginer le bordel. Toubib, gendarmes, croque-morts de Papeete avec cercueil plombé.

"J'essaie de contacter la famille du noyé. Bien sûr toutes les mamas du village sont venues pour chanter une veillée funèbre. C'était leur premier popaa. Alors elles ont chanté pour lui avec une émotion contenue. Pas question de dormir dans tout l'hôtel. Qui était plein.

"Le lendemain j'arrive à joindre la sœ ur du défunt. Sa seule famille. Elle me dit carrément qu'elle ne veut pas du corps. Puisqu'il est mort ici, qu'on l'enterre ici. Qu'elle n'a pas de sous pour les funérailles. Que ça coûte très cher chez elle. J'essaie de discuter, de la convaincre de venir ici, que nous la logerions gratis, mais elle me raccroche au nez.

"Nous allons donc le garder. Mais il n'y a pas de cimetière. En Polynésie on enterre ses morts chez soi. Je décide de l'inhumer sur la propriété de l'hôtel, dans un endroit discret où je pourrai dissimuler la tombe sous un massif de fleurs. Je demande à Teiki de faire creuser la fosse. Mais il me supplie de lui confier l'Américain, de lui permettre de l'ensevelir chez lui, dans son jardin, face à la mer, alléguant qu'il était de son vivant un plongeur comme lui. Teiki me jure qu'il s'occupera bien de la tombe. C'est une question de fierté pour lui aussi.

Cimetiere marin
Tombe face à la mer
"Tu sais, ça a fait des jaloux. Par la suite, d'autres familles m'ont demandé de leur laisser enterrer chez eux le prochain touriste décédé. En tout cas notre Américain eut des obsèques magnifiques. Toute l'île était là. En habits du dimanche. Le pasteur et le curé sont venus de Rangiroa. Tout le monde a pleuré. Jamais il n'y aurait eu autant de larmes versées chez lui. D'ailleurs j'en conserve une certaine réputation. L'autre jour à Moorea, une dame m'a dit : "- Ah ! c'est vous l'hôtel qui fait de si beaux enterrements".

"C'est depuis ce jour-là que Teiki se met à rire à chaque fois qu'il me voit.

"J'essayai de lui parler, de le convaincre que tout cela c'était la bêtise du monde "moderne". Que pour des civilisés un mort cela ne compte pas pourvu que le moniteur soit diplômé. Que même la famille s'en foutait, la preuve ! L'assurance paie et le gendarme est satisfait. Mais que si Teiki continue à plonger sans accident, je vais en prison parce que Teiki n'a pas de diplôme. Peu importe la mort, ce qui est vital, c'est de mourir sous la sauvegarde du beau parchemin que Jacques a gagné en plongeant selon les règles dans une piscine purifiée à l'eau de javel. Ainsi tout le monde est content. La loi est respectée. Vive les belles lois de la République, vive la France. Fini l'amateurisme !

"Teiki m'assure qu'il a bien compris, mais il continue à rire. Et ça m'énerve. Ça m'énerve vraiment parce que je ne sais pas pourquoi il rit. Maintenant que tu connais l'histoire, peut-être pourras-tu m'expliquer ?

- Demandons-le lui.

- Je l'ai déjà fait. Il ne veut pas me le dire."

Nous fumons en silence. Je vais chercher des boissons fraîches. Je proposai à Mark:

- Et si on le saoûlait ? Il me connaît et il m'aime bien, je crois. Laisse-moi l'inviter tout à l'heure.

- Sa femme va être furieuse. Elle est capable de me faire une scène devant les clients.

- Peut-être ne veut-il cacher son secret qu'à toi. Je vais essayer de le faire parler.

Je rejoins Teiki et l'invite à boire un pot. Il accepte et nous allons au bar. Mark nous laisse seuls. Nous parlons d'abord de nos familles, de nos enfants. Il me "raconte" la nouvelle machine à coudre qu'il a achetée à sa femme, m'interroge sur des problèmes techniques concernant son groupe électrogène, etc.

Danseuse
Danseuse polynésienne
Les musiciens et les danseuses arrivent, la soirée est fraîche, et je sens Teiki décontracté, bien dans sa peau.

- Dis-moi Teiki, pourquoi ris-tu toujours lorsque tu vois Mark ?

- Je te le dis si tu me jures de ne pas le lui dire à lui !

- Promis sur l'honneur.

- D'accord, je te le dis. Mais garde ta parole. Il lève son verre et boit une gorgée de Malibu avant de poursuivre: "Vois-tu, je m'amuse parce que Mark est aveugle. Moi, je sais que bientôt deux autres Messieurs vont venir de Papeete. Ils vont réclamer mon diplôme de jardinier. Et comme je n'en ai pas, Mark va encore payer une amende. Mais tu m'as juré de ne pas lui dire.

J'éclate de rire à mon tour et réponds lâchement, avec un pincement au coeur:

- Teiki, je crains fort que tu n'aies raison. Tout cela est trop bête ! Viens, on va boire un grand coup, manger un morceau et parler du "bon vieux temps" !

Aujourd'hui encore, Mark est fâché après moi. Car je ne lui ai jamais révélé le secret de Teiki. J'avais juré.

A mon départ de Tangatoa, Teiki me fait un grand signe, debout à côté de sa brouette. Si c'est pas triste de le voir ainsi ! Lui aussi est atteint de Taravana. Pas du mal que provoquent les profondeurs bleues du lagon, mais bien de celui qu'inflige la connerie du "Monde Moderne".

© Alex du Prel - 1987
Opuhi plantation
MOOREA
(Polynésie Française)

Tuamotu

 
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